RÊVE
Claude appela sa femme.
- Chérie ! Peux-tu traduire cette lettre ?
- Qu’y a-t-il chéri ? répondit Thúy s’approchant de la cuisine.
Claude venait de rapporter de la boite à lettres une pile de courrier. Dans ce tas, il y avait une lettre en anglais. Claude était fier de sa femme qu’il trouvaitintelligente. Thuy en était contente, c’était aussi ce qui la motivait à apprendre pour ne pas décevoir unmari qui l’estimait tant.
- Comment puis-je comprendre ? C’est en anglais !
Claude regarda sa femme, un sourire tendre aux lèvres :
- Intelligente comme tu l’es, il n’y a rien que tu ne puisses comprendre.
Thúy observa son mari (avec tendresse) :
- Arrête ! Penses-tu que je peux tout faire ?
- Tu es une personne déterminée et tu veux toujours apprendre, alors bien sûr que tu excelles en tout.
C‘était un courrier d’une agence d’assurances. Thuy utilisa toutes ses connaissances en anglais acquises au lycée et à l’Association Américaine Vietnamienne. Cependant, si on n’a pas le temps ou l’occasion depratiquer une langue étrangère, la connaissance que l’on en a se perd. Il faudrait être toujours animé d’une soif de savoir dans tous les domaines pour progresser se dit Thuy.
Thúy rêvait de reprendre ses études un jour, et surtoutd’aller à l’Université. Cette idée la poursuivait jour et nuit. Et à chaque fois qu’elle y pensait, elle se reprochait d’avoir suivi un mauvais chemin. Il y avait bien longtemps, elle s’était laissée entrainer dans les affaires d’amour, et elle s’était mariée à un âge où elle n’avait pas encore achevé ses études. Elle s’était engouffrée d’abord dans le désir d’être aimée et d’aimer, poussée par le grand mot « AMOUR », et, de cet amour, découla un mariage.
Sa mère n’approuva pas d’emblée son choix mais elle aimait sa fille et finit par dire qu’au moins, c’était « un mariage d’amour ».
A cause de ce mariage, Thuy avait raté la chance d’aller étudier en France comme sa famille le voulait.
Qu’est l’amour ? Thúy se demandait si son mariageétait vraiment « un mariage d’AMOUR ». Chacun de nous rencontre l’amour à un moment de sa vie se disait-elle, mais l’évolution de cet amour au fil du temps nous déçoit souvent.
Mariée trop jeune, Thuy n’eut pas le bonheur d’aller à l’université. Lycéenne, certaines heures de cours lui paraissaient, comme aux autres élèves, interminables,des soirées de devoirs la décourageaient. Maisdésormais, accaparée par une vie de famille, les responsabilités et contraintes de la société en plus,elle se rappelait souvent les heures enrichissantespassées à l’école, une école qu’elle aimait tant, et les souvenirs de sa jeunesse.
En quatrième, les collégiennes devaient passer unexamen, Thúy avait alors « l’âge de pleine lune » (quinze ans), c’était une période de passage vers la vie d’adulte. Thúy avait un groupe d’amies : Thi, issue d’une famille riche, elle était brillante dans ses études mais hardie, jolie et coquette , elle aimait bien s’amuser et danser ; Yến, mignonne, douce, dont le grand frère de Thúy était secrètement amoureux ; Sương, jeune fille à l’ allure fine, à la voix mielleuse,elle était comme « un rossignol » du lycée, ellechantait souvent à la fin de l’année ; Liên , de grande taille, studieuse, issue d’une famille aisée ; Tuyết, à lapeau blanche comme son prénom le dit, était d’unefamille nombreuse mais ses parents, de grands commerçants, lui assuraient une vie confortable ; Phượng, aux beaux et grands yeux pétillants où se devinait une pointe de mélancolie et de tristesse.
En 1964 à Saigon, les groupes de musique vietnamiens imitèrent les orchestres des pays étrangers, la mode de la danse se développa chez les étudiants et les lycéens. Les amies de Thuý suivirent ce mouvement !
Dans sa classe, il y avait deux groupes : celui des élèves studieuses dont on pouvait dire qu’elles «gạo » (potassaient à fond), et les autres, qui à la fois travaillaient beaucoup et trouvaient du temps pour s’amuser, comme les amies de Thúy. Pour montrer qu’elles étaient « cool », elles décidèrent de créer une bande « Les jeunes filles mystérieuses et dangereuses ». Thi, extravertie, fut désignée « présidente » du groupe et chaque membre broda un signe de croix au cou de la « áo dài » (la tunique), une croix rouge pour la présidente, une croix bleue pour les membres.
Thúy mit son frère dans la confidence, et aussitôt il créa son propre groupe nommé « Les Dragons ». A la demande de son cher frère, Thúy et ses amies organisèrent une rencontre afin que les deux groupesfassent connaissance. En fait, c’était le but principal : le frère de Thuy était amoureux de Yến, sa meilleure amie.
La mère de Thúy, une femme plutôt moderne et ouverte, les laissait assez libres dans leurs relationsamicales, même si Bà Ngoại était sévère mais chaque fois que Thúy la suppliait, elle cédait à ses demandes. Enfin, les deux groupes se réunirent chez Thúy pour écouter de la musique.
Cette année-là, la mère de Thuy avait rapporté de son stage aux Etats-Unis un « pick-up » et de nombreuxdisques de musique étrangère. Les garçons s’occupèrent du rangement de la maison pour faire de la place. Les participants achetèrent des boissons et des gâteaux. Ils écoutèrent la musique, puis ilsdansèrent ; enfin ils allèrent voir un film au cinéma Lê Lợi, à côté de l’hôpital de Saigon. C’était un endroit où les jeunes découvraient les films français, les films d’amour romantique de cette époque.
Le grand frère de Thúy et ses amis, discrètement,s’arrangèrent pour constituer des couples.Néanmoins, la destinée ne suivit pas ces choix,« L’homme propose, Dieu dispose ». Selon leurs prévisions, Anh Nghĩa devait devenir l’ami de Tuyết, pourtant dans la salle de cinéma faiblement éclairée,il se trompa de place et s’assit à côté de Liên, onignorait s’il était attiré par elle et s’il l’avait donc fait exprès.
Anh Nghĩa et Liên se marièrent à la fin de leurs études, ils eurent beaucoup d’enfants. Quant au frèrede Thuy, il conquit le cœur de Yến, mais le destin n’approuva pas ce choix, une rupture intervint après quatre ans d’amour profond ! Thúy épousa un garçon qui n’appartenait pas au groupe d’amis de son frère. Cette relation ne dura que quelques années et se termina par un divorce, il lui resta ses deux enfants,preuves de son amour de jeunesse
Thúy se souvint qu’un jour Ngoại lui demanda :
- Pourquoi tes amies et Yến ne viennent-elles plus à la maison comme avant ?
- Maintenant, je suis mariée et mes amies sontprises par leurs études, je n’ai pas envie de les voir.
- Ne te fais pas de souci ! Femmes ou filles un jour ou l’autre, elles devront se marier, avoir des enfants malgré leurs diplômes. Et Linh t’aime bien, tes deux filles sont belles et intelligentes. C’est essentiel !
Les consolations et les encouragements de Ngoại avaient aidé Thúy à s’habituer à une vie de jeunemère. Grâce au soutien de sa famille, Thúy se sentitmoins seule dans cette nouvelle vie.
Toutefois, Thúy trop sentimentale, fut extrêmementdéçue. L’Amour n’est pas un état immuable, il évolueau fil du temps. Après quelques jours de mariage, Linh comme les autres jeunes hommes d’un pays en guerre, dut suivre l’ordre de mobilisation générale. Ilentra à l’école militaire et fut envoyé dans les camps militaires frontaliers. Une vie de guerre sous les balles, une vie loin de sa famille, influencèrent-ils la vie conjugale ? Ou bien Thúy et Linh étaient-ils peut-être trop jeunes pour assumer leur part de responsabilité de parents, les disputes devinrent fréquentes, aucun des deux ne se montra conciliant,peut-être par amour propre ou par volonté des’imposer. Cette union se termina par une rupture, même si Thúy s’était dit qu’elle devrait éviter le divorce pour que ses enfants aient une vie normale avec leur père et leur mère.
Ses deux enfants étaient encore très jeunes, huit et cinq ans, et Thúy n’avait pas la trentaine ; trop naïve,sans expérience, elle devait jouer les rôles de père et mère. La vie continua avec la lutte quotidienne pour la survie. Les blessures de la rupture n’avaient pas eule temps de cicatriser, qu’un an après, en 1975, la vie politique du pays changea !
La vie quotidienne de la population du sud était de plus en plus difficile, les gens ignoraient ce qu’ils allaient devenir.Au début de l’année 1975, chacun se débrouilla pour être embauché , pour toucher untimbre alimentaire ,ou être employé dans la cooperation, autrement il fallait aller dans les zones économiques nouvelles. Contraints par la situation,l’on devenait vendeur au marché noir ou marchand ambulant, l’on tenait une cafeteria sur le trottoir…Quelques années après, le pays étant plus stable, les gens cherchèrent à s’enfuir par bateau, ou à s’enfuir en partie clandestinement en soudoyant des officiels, d’autres invoquaient le regroupement familial, ou comme les membres de la famille lesenfants métis…La famille de Thúy subissait aussi lasituation difficile.
Thúy et ses enfants attendirent plusieurs d’annéesavant de pouvoir finalement quitter le pays pourregroupement familial, leur départ signifiait aussi l’adieu au reste de la famille, parce que, à cetteépoque, on ignorait si on pourrait retourner un jour au pays natal. Ngoại était de santé fragile ce qui attristait beaucoup Thúy et ses enfants, la veille de leur départ, toutes trois passèrent la journée chez la mère de Thuy pour dire adieu à bà Ngoại. A cause de sa santé Ngoại ne put pas les accompagner à l’aéroport pour leur dire adieu. Le soir avant leur depart , Ngoại les serratoutes les trois et leur dit :
- Que Dieu vous protège Ngoại vous aime pour toujours et je prie pour vous toutes. Diễm et Đào concentrez-vous sur vos études pour avoir une bonne situation et pour aider votre mère. Et Thúy, Ngoại sait que tu es triste de ne pas avoir achevé tes études mais chacun a son destin. Dieu te charge de porter le crucifix, Ngoại espère qu’un jour, la mission que Dieu te confieachevée, tu pourras réaliser ton rêve. Une seule chose me rend très triste, ne plus être là pour vous voir reussir à l’étranger et ne pas savoir si un jour nous nous reverrons.
Ces mots gravés à jamais en sa mémoire encourageaient Thuy à travailler très dur en espérantun jour revoir sa grand-mère en bonne santé, mais malheureusement, Ngoại décéda quelques mois après leur départ. Après avoir été clouée au lit de longs mois, peut-être par manque de médicaments, Ngoại refusa d’être hospitalisée. Ngoại voulait mourir dans sa maison. Ngoại prépara tout pour « son départ »: une tunique (áo dài) dont le tissu avait été envoyé de France par une tante de Thuy, une bouteille d’eau de Cologne et quelques bijoux pour sa fille restée sur place.
La dernière volonté de Ngoại, était d’être enterrée, elle ne voulait pas être incinerée car elle disait que l’incinération se faisait à temperature trop élevée. Néanmoins, cette volonté ne fut pas respectée pour plusieurs raisons. La situation de Thúy était instable, elle travaillait à gauche à droite, ni ouvrière, ni patronne, elle était incapable de se déplacer pour que cette dernière volonté soit respectée. Elle se sentit coupable et elle espérait que sa grand-mère lui pardonnât son impuissance.
Thúy se souvint que chaque fois qu’elle passait devant l’université Diderot , située à cette époque juste à la sortie du métro Jussieu, Université que tout le monde appelait Jussieu en oubliant son veritablenom, (il y avait deux Universités, Marie Curie et Diderot), elle regardait cette Université aux grandes Tours et imaginait les cours dans les amphithéâtres, surtout ceux de littératures auxquels elle s’intéressait.
Peu de temps après, elle emménageait près de l’université Dauphine. Tous les jours, alors qu’ elle attendait le bus PC ou qu’elle sortait du métro « Porte Dauphine », Thúy regardait avec envie cet immeuble à plusieurs étages, les fenêtres éclairées, les sorties et les entrées des jeunes étudiants souriants. Mais elle n’osait jamais rêver au jour où elle pourrait poser les pieds dans cet établissement. Elle rêvait sans cesse et en silence, d’une vie pleine de joies, et elle gardaitses rêves pour elle car elle pensait que c’était irréalisable. Mais personne ne nous interdit de rêver, n’est ce pas?
Si toutes les choses dans la vie arrivaient facilement, nous n’aurions plus le plaisir de l’attente de la réalisation des rêves. Enfin, un jour son rêve se concrétisa, il vint après des longs jours, des moisd’attente, grâce aux efforts ou au destin. Ou son vif désir d’étudier toucha-t-il Dieu? Ou Bà Ngoại dans un lieu lointain l’aidait-elle à frapper à la bonne porte? Thúy entra à l’Université en France et elle avait réalisé son rêve.
- Chéri ? Que dit cette lettre?
L’ appel de Claude la ramena à la réalité avec le courier de l’agence d’assurances.
Grâce au dictionnaire et à ses connaissances enAnglais, elle comprit enfin la letter. Elle se dit alors qu’ il lui fallait trouver du temps pour approfondir son Anglais, si non les rudiments de cette langue allaient disparaître, en plus elle avait ses enfants et deux petits-enfants en Australie et en Amérique, sielle ne pouvait pas parler Anglais, comment pouvait-elle communiquer avec eux?
- Chéri, je pense que je dois m’inscrire pour apprendre l’Anglais, qu’en penses-tu?
Claude regarda gentiment sa femme:
- Arrête, tu prends déjà beaucoup trop de cours, il faut laisser la place aux autres. De plus, tu viens d’obtenir la Licence, il faut faire une pause!
- Je vais m’inscrire mais seulement pour quelques heures.
Juste à ce moment-là, le téléphone sonna:
- Allo ! C’est Diễm. Je suis très heureuse que tuaies réussi l’examen. Es-tu contente ? Je savais que tu rêvais de reprendre tes études mais tu t’esd’abord occupée de nous, tu as attendu jusqu’à maintenant pour réaliser ton rêve. Je t’aime beaucoup maman. Mais maintenant, tu dois rester à la maison pour t’occuper de Claude car il est déjà âgé ! Nam, viens parler à Bà Ngoại.
- Allo, Nam est content que Bà Ngoại ait réussil’examen, travaille bien!
Nam a grandi sans avoir l’occasion de parler vietnamien, il ne connaissait que quelques mots pour s’adresser à Bà Ngoại. Thúy se rappela qu’ àchaque fois qu’elle allait le voir, elle avait besoin d’un dictionnaire pour communiquer avec lui.
- Allo, c’est moi Je suis heureuse que tu aies obtenu la Licence avec mention « bien ». Enfin, ton rêve est réalisé. Nous sommes très fiers de toi,dit d’une voix mélodieuse Đào, d’Amérique. Trí, viens parler à bà ngoại.
- Bà Ngoại, mes felicitations Bà Ngoai.
Trí parlait avec un léger accent americain , ce petit-fils, d’à peine six ans , avait souvent corrigé saprononciation car il avait dit à sa grandmère qu’elle parlait drôlement anglais.
L’occasion de parler avec ses deux chers petits-enfants lui donnait encore plus de motivation à apprendre l’anglais : alors, elle nourit un autre rêve. Ses rêves seraient une chaîne de rêves et le rêve était une force qui l’aidait à passer le temps sans ennui.
Ecrite
par Diễm Đào
Co-Traductrices:
Fanny Celsiana et Diễm Đào