UNE PETITE PROSE
Printemps 2020 .
Elle ne sait plus quel jour on est, cela lui est déjà arrivé souvent, depuis qu’il est là partout mais invisible, chassez- le par la porte, il revient par la fenêtre se répète-t-elle. Elle s’est dépouillée de tous ses bijoux, tous dans le tiroir, même la montre car l’invisible pourrait s’y loger et avec ses habitudes de toujours toucher son visage, mieux vaut se mettre à nu, nue. Le temps a suspendu son vol. Dès qu’elle quitte son antre, une sensation de fragilité l’envahit, comme si elle avait face à elle une explosion de violence, comme si le dehors n’était plus solide, l’ennemi est partout, en rayon dans les supérettes, chez les passants qui sont des malades qui s’ignorent. Face au danger, elle essaie d’être efficace, rapide, dans les pas, dans ses achats, dans ses décisions, elle anticipe, visualise ses itinéraires, elle slalome dans les rues, il faut le prendre de vitesse se dit-elle, c’est ce que l’on n’a pas su faire au début de l’épidémie, mais est-elle certaine d’avoir fait assez vite ? Quand elle rentre dans son sanctuaire, elle doute, elle est épuisée, déjà vieille. A chaque chute, c‘est là qu’elle se terre. Le monde qu'elle voit à la télévision est-il bien réel ? Est-ce bien dans son pays que tout cela se passe ?
Le beau temps est là, sa résistance à la tentation, son obéissance aux règles sont testées. Mais elle sort avec parcimonie, il lui faut économiser ses masques, elle a bien un trésor de guerre conservé précieusement depuis une visite d'indésirables, périmé, mais qu'importent les dates en cette période de pénurie. Prévoyante, elle avait acheté au début de l'automne quelques masques placés juste avant les caisses, dans cette célèbre pharmacie, une pharmacie qui savait anticiper, qui était en avance sur le temps. Puis à court, prise de court, elle avait voulu se réapprovisionner quand d'autres embarquaient farines et pâtes, non elle était beaucoup moins attachée à toutes ces réserves-là qu'aux masques, elle avait une affection particulière et une confiance dans les FFP2 qu'elle tenta de faire venir de Chine, en vain, elle savait que sur les tarmacs tout n'était pas clair, les journalistes le répétaient, mais elle espérait qu'une si petite expédition bénéficierait d’une attention particulière. Elle fit provision d'ebooks mais ne trouva jamais, même dans son abri, la force de s'y plonger pleinement. Etait-ce que ses croyances, ses certitudes s'effondraient ?Elle avait vécu avec beaucoup de légèreté; elle se savait mortelle mais s'entourait jusqu'à là de multiples précautions , panier bio, le vert partout, pas d'alcool, pas de tabac, pas d'excitant , elle croyait avoir ainsi une assurance-vie imparable, tout cela s'effondrait à cause de cette menace venue de l'est et ce qui la hantait , la percutait depuis cet ouragan c'était une autre épidémie, celle du choléra qui avait si durement éprouvé ce village qui lui était cher, des savants , des scientifiques avaient étudié , analysé sous de multiples angles , fait des comptes-rendus sur le tribut payé par les autochtones à ce mal rapporté d'Asie par les marins, le manque d’hygiène et les habitudes de la population concentrée dans le bourg, autour de l’église qui ne s’avéra nullement protectrice , furent incriminés pour expliquer la diffusion du bacille; elle se demandait comment la population avait vécu cette hécatombe, cette avalanche de cadavres, une malédiction peut-être pensèrent ses aïeux, ce fléau dut aussi provoquer la suspicion. La densité était trop forte, les gens consommaient de l’eau et des aliments contaminés. C’était il y avait presque deux siècles ! Elle perdait ses dernières illusions et à chaque extraction qu’elle faisait hors de sa bauge, elle était stupéfaite, elle découvrait une autre ville, qui n’était pas la ville d’avant, porteuse d’une inquiétude que trahissaient les regards, parce que les gens étaient devenus des silhouettes de plus en plus empressées, des yeux que les masques ne couvraient pas, tout cela était étrange car on ne le voyait pas, l’ennemi. On commençait à croiser de jeunes enfants portant aussi le masque, mais cela n’avait rien du carnaval, où les yeux surtout étaient cachés, non ce n’était pas un loup que l’on portait, on était loin de la frivolité, de la mascarade dont on n’était même pas certain de retrouver l’envie un jour. Elle lavait, javellisait, épurait sans fin. Autrefois, l’ombre d’un figuier, dans une république orientale aujourd’hui disloquée, lui servit de refuge chaque après-midi, elle y trouvait de l’inspiration et cette image l’accompagna pendant des années à chaque fois que le doute était là ; cette fois, par une lucarne de son cerveau, lui revenaient de belles choses qu’elle avait vues avant l’enfermement, elle espérait que tous pourraient retrouver ce beau, un jour, il fallait patienter et cela, elle savait le faire. Elle s’étonnait de désirs régressifs comme les crêpes, les beignets aux pommes qu’elle préparait religieusement, ce retour à l’enfance était chez elle rare avant la crise .Elle entretenait avec son appartement une intimité qu’elle n’avait jamais vécue auparavant , comme si ce fût un antre maternel. Elle avait besoin de cela, d’une protection suprême, de retrouver un giron apaisant. Elle craignait le moment où libérée de sa cage dorée il lui faudrait affronter la meute, une véritable jungle où la circulation de l’invisible exploserait, elle comprenait bien que sa liberté serait accompagnée de dangers, c’en serait terminé du cocon mais elle se disait que le dehors en valait bien la peine, elle l’avait tant aimé. Elle allait peut-être vivre sur le rythme animal avec des périodes d’hibernation suivies de phases de chasse, après tout ne vivait-elle pas un peu comme cela dès à présent ? Certains envisageaient même l’autarcie salvatrice, elle, elle aimait trop le monde, la foule même. Elle n’allait pas, ne voulait pas devenir une Gregor.
Fanny Celsiana, avril 2020
Elle ne sait plus quel jour on est, cela lui est déjà arrivé souvent, depuis qu’il est là partout mais invisible, chassez- le par la porte, il revient par la fenêtre se répète-t-elle. Elle s’est dépouillée de tous ses bijoux, tous dans le tiroir, même la montre car l’invisible pourrait s’y loger et avec ses habitudes de toujours toucher son visage, mieux vaut se mettre à nu, nue. Le temps a suspendu son vol. Dès qu’elle quitte son antre, une sensation de fragilité l’envahit, comme si elle avait face à elle une explosion de violence, comme si le dehors n’était plus solide, l’ennemi est partout, en rayon dans les supérettes, chez les passants qui sont des malades qui s’ignorent. Face au danger, elle essaie d’être efficace, rapide, dans les pas, dans ses achats, dans ses décisions, elle anticipe, visualise ses itinéraires, elle slalome dans les rues, il faut le prendre de vitesse se dit-elle, c’est ce que l’on n’a pas su faire au début de l’épidémie, mais est-elle certaine d’avoir fait assez vite ? Quand elle rentre dans son sanctuaire, elle doute, elle est épuisée, déjà vieille. A chaque chute, c‘est là qu’elle se terre. Le monde qu'elle voit à la télévision est-il bien réel ? Est-ce bien dans son pays que tout cela se passe ?
Le beau temps est là, sa résistance à la tentation, son obéissance aux règles sont testées. Mais elle sort avec parcimonie, il lui faut économiser ses masques, elle a bien un trésor de guerre conservé précieusement depuis une visite d'indésirables, périmé, mais qu'importent les dates en cette période de pénurie. Prévoyante, elle avait acheté au début de l'automne quelques masques placés juste avant les caisses, dans cette célèbre pharmacie, une pharmacie qui savait anticiper, qui était en avance sur le temps. Puis à court, prise de court, elle avait voulu se réapprovisionner quand d'autres embarquaient farines et pâtes, non elle était beaucoup moins attachée à toutes ces réserves-là qu'aux masques, elle avait une affection particulière et une confiance dans les FFP2 qu'elle tenta de faire venir de Chine, en vain, elle savait que sur les tarmacs tout n'était pas clair, les journalistes le répétaient, mais elle espérait qu'une si petite expédition bénéficierait d’une attention particulière. Elle fit provision d'ebooks mais ne trouva jamais, même dans son abri, la force de s'y plonger pleinement. Etait-ce que ses croyances, ses certitudes s'effondraient ?Elle avait vécu avec beaucoup de légèreté; elle se savait mortelle mais s'entourait jusqu'à là de multiples précautions , panier bio, le vert partout, pas d'alcool, pas de tabac, pas d'excitant , elle croyait avoir ainsi une assurance-vie imparable, tout cela s'effondrait à cause de cette menace venue de l'est et ce qui la hantait , la percutait depuis cet ouragan c'était une autre épidémie, celle du choléra qui avait si durement éprouvé ce village qui lui était cher, des savants , des scientifiques avaient étudié , analysé sous de multiples angles , fait des comptes-rendus sur le tribut payé par les autochtones à ce mal rapporté d'Asie par les marins, le manque d’hygiène et les habitudes de la population concentrée dans le bourg, autour de l’église qui ne s’avéra nullement protectrice , furent incriminés pour expliquer la diffusion du bacille; elle se demandait comment la population avait vécu cette hécatombe, cette avalanche de cadavres, une malédiction peut-être pensèrent ses aïeux, ce fléau dut aussi provoquer la suspicion. La densité était trop forte, les gens consommaient de l’eau et des aliments contaminés. C’était il y avait presque deux siècles ! Elle perdait ses dernières illusions et à chaque extraction qu’elle faisait hors de sa bauge, elle était stupéfaite, elle découvrait une autre ville, qui n’était pas la ville d’avant, porteuse d’une inquiétude que trahissaient les regards, parce que les gens étaient devenus des silhouettes de plus en plus empressées, des yeux que les masques ne couvraient pas, tout cela était étrange car on ne le voyait pas, l’ennemi. On commençait à croiser de jeunes enfants portant aussi le masque, mais cela n’avait rien du carnaval, où les yeux surtout étaient cachés, non ce n’était pas un loup que l’on portait, on était loin de la frivolité, de la mascarade dont on n’était même pas certain de retrouver l’envie un jour. Elle lavait, javellisait, épurait sans fin. Autrefois, l’ombre d’un figuier, dans une république orientale aujourd’hui disloquée, lui servit de refuge chaque après-midi, elle y trouvait de l’inspiration et cette image l’accompagna pendant des années à chaque fois que le doute était là ; cette fois, par une lucarne de son cerveau, lui revenaient de belles choses qu’elle avait vues avant l’enfermement, elle espérait que tous pourraient retrouver ce beau, un jour, il fallait patienter et cela, elle savait le faire. Elle s’étonnait de désirs régressifs comme les crêpes, les beignets aux pommes qu’elle préparait religieusement, ce retour à l’enfance était chez elle rare avant la crise .Elle entretenait avec son appartement une intimité qu’elle n’avait jamais vécue auparavant , comme si ce fût un antre maternel. Elle avait besoin de cela, d’une protection suprême, de retrouver un giron apaisant. Elle craignait le moment où libérée de sa cage dorée il lui faudrait affronter la meute, une véritable jungle où la circulation de l’invisible exploserait, elle comprenait bien que sa liberté serait accompagnée de dangers, c’en serait terminé du cocon mais elle se disait que le dehors en valait bien la peine, elle l’avait tant aimé. Elle allait peut-être vivre sur le rythme animal avec des périodes d’hibernation suivies de phases de chasse, après tout ne vivait-elle pas un peu comme cela dès à présent ? Certains envisageaient même l’autarcie salvatrice, elle, elle aimait trop le monde, la foule même. Elle n’allait pas, ne voulait pas devenir une Gregor.
Fanny Celsiana, avril 2020